Isabelle Prim-Allaz, professeure de marketing à l’Université Lumière Lyon 2 présente les résultats d’une recherche intitulée « Peut-on espérer une évolution des pratiques vers une alimentation plus responsable « grâce » à la crise sanitaire ? » et réalisée avec Agnès François-Lecompte (Université Bretagne Sud), Morgane Innocent (Université Bretagne Occidentale) et Dominique Kréziak (Université Savoie Mont-Blanc).La crise sanitaire que nous traversons et l’épisode de confinement de 8 semaines que nous avons connu en France au cours des mois de mars, avril et mai 2020 sont inédits.
Ce confinement a été l’occasion pour bon nombre de français de réorganiser leur quotidien et leur mode de vie. Différentes enquêtes menées laissent aussi penser que le confinement a pu être l’occasion de changements plus profonds, et le déclencheur d’une aspiration pour des comportements plus responsables.
Nous nous sommes interrogées sur ce qu’il en est plus spécifiquement de la consommation alimentaire ? Le confinement peut-il, comme le suggèrent certains médias, avoir modifié nos pratiques de consommation dans un sens plus responsable ? Si oui, quels sont ces changements ? Sont-ils transitoires ou seront-ils conservés à plus long terme ?
L’analyse menée à travers trois collectes de données auprès du même échantillon permet d’analyser les profils d’évolution des pratiques alimentaires. Il apparait notamment que le confinement a généré une alimentation plus durable, essentiellement du fait d’une augmentation des achats de produits locaux et de saison. En revanche, la situation a provoqué une baisse temporaire des achats en vrac.
Qu’entend-on par une alimentation responsable ?
Une pratique alimentaire responsable se concrétise au travers d’une multitude d’actes. Notamment, le choix des lieux d’approvisionnement, des pratiques anti-gaspillages, ou encore l’achat de produits plus respectueux de l’environnement.
De façon schématique, l’aliment responsable type peut se définir comme étant :
- de saison
- local
- bio
- le moins « emballé » possible si ce n’est en vrac
Etudier le processus d’immersion dans un contexte nouveau
Le confinement a ici été vu à travers les étapes de l’immersion
Considérant que le confinement de l’année 2020 constitue un contexte expérientiel radicalement nouveau, nous avons choisi de comprendre l’évolution des comportements selon une logique de processus d’immersion. Ce processus d’immersion est ainsi vu comme un moteur du changement.
Les individus s’approprient une nouvelle expérience de consommation à travers différentes étapes.
Lorsque l’individu se trouve dans un nouvel environnement, il passe par une 1ère étape de recherche de solutions et de prise de repères, la nidification. Dans un 2nd temps, il pose de nouvelles habitudes. On parle d’exploration. Enfin, l’individu cherche à donner du sens à ses nouvelles pratiques, c’est le marquage.
Pour étudier l’immersion, nous avons choisi de réaliser une étude quantitative longitudinale
En effet, pour suivre les perturbations et les évolutions des modes de consommation alimentaire liées au confinement, nous avons mis en place un suivi longitudinal des pratiques d’alimentation responsable correspondant aux trois moments clés du processus d’immersion.
Les répondants ont ainsi été interrogés :
o fin mars 2020, au début du confinement, pour étudier la nidification
o début mai, à la fin du confinement, pour observer l’exploration
o mi-juin, 1 mois après la fin du confinement, pour mesurer le début du processus de marquage.
Phase de nidification
Les résultats phase 1 (nidification) montrent une recherche et prise des premiers repères.
Une majorité des répondants a été affectée par les ruptures de stocks des premiers jours, mais également par la nécessité ou la volonté de changer de lieux d’approvisionnement, associées à la nécessité de sortir moins souvent.
Par exemple, certains avaient l’habitude de faire tout ou partie de leurs courses sur leur lieu de travail, d’autres se sont interdits d’aller faire les courses à plus d’1 km de leur domicile…
Un autre type de changement est lié au fait d’être plus nombreux à la maison et de faire tous les repas au domicile.
Quatre profils d’évolution sur la consommation responsable apparaissent.
Phase d’exploration
Qu’en est-il après 7 à 8 semaines de confinement ?
Cette phase conduit à des réajustements et les individus explorent de nouvelles solutions. Ils ne sont plus dans l’urgence et certaines routines ont pu se mettre en place.
Les circuits courts et les petits producteurs ont modifié leurs pratiques et ont innové en matière de distribution. Les producteurs locaux sont plébiscités [+5 points de fréquentation] et 15 % des répondants ont eu recours à un drive ou une livraison à domicile par ces producteurs locaux.
En lien, on note logiquement une consommation générale plus forte des produits locaux.
Tous les profils remontent en consommation de produits responsables. Les en-baisse dans la phase de nidification ont désormais un niveau supérieur à avant le confinement.
Dans cette période d’expérimentation, on observe une variété de situations.
Les changements de canaux de distribution sont tout autant subis que volontaires. L’expérimentation de nouveaux produits et marques est globalement subie. L’adoption de nouvelles pratiques ou façon de faire est largement volontaire.
Plus les changements sont jugés volontaires, plus l’intention de les conserver après le confinement est forte [en particulier pour les produits/marques].
Phase de marquage
La troisième collecte de données, réalisée en juin 2020, montre que les répondants sont désormais plus en phase avec leur volonté de repenser leur consommation.
Dans cette phase, les comportements ont relativement peu évolué par rapport à la phase d’exploration. On observe une relative stabilisation de la situation. En termes de produits alimentaires responsables, et sur notre échantillon, le vrac est revenu à son niveau d’avant confinement, probablement en partie grâce à la réouverture des marchés et à des innovations des acteurs de la distribution pour faciliter ce mode d’approvisionnement dans des conditions sanitaires satisfaisantes.
Après une hausse en phases de nidification et d’exploration, le recours aux producteurs locaux, au drive et à la livraison à domicile a retrouvé son niveau d’avant confinement, mais la baisse de fréquentation des magasins de proximité et des GMS se poursuit.
Environ 30% des répondants ont essayé de nouveaux produits ou marques durables et 81 % de ceux qui ont essayé souhaitent continuer, indiquant une possible pérennisation.
Un tiers de l’échantillon a testé des modes d’approvisionnements durables, et 60 % des testeurs veulent poursuivre.
Près de la moitié de l’échantillon a testé de nouvelles pratiques domestique anti-gaspillage. L’intention de poursuivre est forte (> à 90%).
Conclusion
Cette recherche montre que le caractère exceptionnel et subi du changement lié au confinement a plongé les individus dans une situation nouvelle à laquelle il leur a fallu s’adapter. Les individus ont réagi de façon diverse mais globalement, les pratiques d’alimentation durable sont en hausse après un mois de déconfinement.
Plus précisément, alors que la première période a été plutôt marquée par une dégradation de la consommation alimentaire durable, les achats durables se sont redressés au cours du confinement.
Un mois après la sortie du confinement strict, cet évènement inédit semble avoir principalement stimulé les achats de produits locaux et de saison, et dans une moindre mesure, celle de produits bio.
En revanche, la situation a provoqué une baisse des achats en vrac. Selon une étude réalisée par Nielsen/Réseau Vrac en mai 2020, la part de foyers qui achètent en vrac est passé de 40% avant le confinement à 22% après. La principale raison invoquée est un manque d’accès à l’offre (magasins fermés, rayons vrac inaccessibles), mais les craintes liées à l’hygiène sont également à l’origine de cette désaffection. Cela souligne la vulnérabilité de cette forme d’offres aux contraintes sanitaires. Toutefois le marché du vrac semble avoir redémarré depuis le déconfinement.
Par ailleurs, si l’observation de l’échantillon global montre l’existence des différentes phases, une analyse plus fine par groupe montre que tous les individus n’ont pas réagi de la même façon. La situation a été vécue comme plus ou moins perturbante, en fonction du degré d’anxiété face à la crise sanitaire, des modifications de l’offre alimentaire subies et des bouleversements à l’intérieur des foyers.
La perturbation agit comme déclencheur du changement comportemental. Les individus « perturbés » cherchent de nouvelles solutions et explorent de nouvelles façons de faire, qu’ils conserveront, ou non, selon un processus d’essai-erreur. Dans le contexte du confinement, cette exploration a pu être perçue comme subie ou volontaire, selon les individus. Or, la pérennisation des comportements testés est d’autant plus forte que l’individu s’est senti libre de ses choix d’exploration. Le changement de comportement peut donc trouver un terrain favorable dans une situation subie, dès lors qu’il est possible d’explorer, à sa façon, de nouvelles solutions.
Plus aller plus loin:
Une synthèse de l’enquête est disponible dans le Rchrch, le magazine de la recherche de l’Université Lyon 2
FRANCOIS-LECOMPTE Agnès, PRIM-ALLAZ Isabelle, INNOCENT Morgane et al., « Confinement et approvisionnement alimentaire local auprès des circuits courts : une analyse sous l’angle de la proximité », Management & Avenir, 2022/4 (N° 130), p. 157-177.DOI : 10.3917/mav.130.0157.
FRANCOIS-LECOMPTE Agnès, INNOCENT Morgane, KREZIAK Dominique et al., « Confinement et comportements alimentaires. Quelles évolutions en matière d’alimentation durable ? », Revue française de gestion, 2020/8 (N° 293), p. 55-80. DOI : 10.3166/rfg.2020.00493.
Le Réseau Mixte Technologique Alimentation locale propose un espace ressources (enquêtes, articles, etc.) sur Alimentation & Covid 19 : https://www.rmt-alimentation-locale.org/covid-19-et-alimentation